A cette époque, le ciel était déjà bien gris, on subissait le sirimiri, ce petit crachin si caractéristique de la capitale de Biscaye, l’ambiance était plus lourde dans les rues, et la tension nationaliste sous jacente se ressentait physiquement. Le vieux rafiot « Le Consulado de Bilbao » rouillait sereinement, amarré sur le Nervion devant la Mairie, ne se doutant pas que, quelques années plus tard, le raz-de-marée déferlant des collines avoisinantes l’emporterait. La silhouette brillante du musée de Guggenheim et les beaux quartiers autour n’avaient pas encore rajeuni la cité et le silence du tramway actuel était alors peuplé des crissements des freins des trains de banlieue
Vista Alegre, au fronton déjà bien sale, n’était jamais bien remplie, et, ce 14 août, nous étions à l’aise sur les tendidos sol y sombra. Il faut dire que le cartel ne brillait guère. Les Marqués de Villagodio n’étaient connus que des aficionados et encore fallait-il avoir de la mémoire pour se souvenir de leurs apparitions plutôt rares. Quant aux hommes : Manolo Cortes, El Puno et Frascuelo, on se doutait bien qu’il n’avaient pas ruiné l’empresa.
On entrait donc sans grande illusion et on sortit, du moins pour ma part, avec dans la tête une de ces cinq ou six après-midi qui restent dans l’esprit quand vous avez tout oublié.
Sortit des chiqueros une corrida de six cinqueños hauts, fins de type, six monstres aux armures d’une largeur et d’un aïgu à donner des cauchemars. Six concentrés de force brute décidés d’en découdre avec codicia et genio face à tout ce qui se présentait.
Manolo Cortes, déjà vieux routier, et le Puno qu’on qualifiait alors de « torero sans nerf », ce qui lui servit en cette soirée d’épouvante, firent ce qu’ils pouvaient, c’est à dire tenter de sortir indemne. Ils y parvinrent et personne ne leur en voulut de ne pas faire plus.
Il restait un troisième matador, Frascuelo. Sa quatrième temporada avait été plutôt bonne et ce rendez-vous bilbaïno était pour lui l’occasion de confirmer ce bon moment dans une grande Feria.
Quand il se mit à genoux, à l’intérieur du cercle des piques, en face de la porte de l’infirmerie, pour défier la charge impétueuse du troisième Villagodio, l’arène retint son souffle. Le toro passa, à une vitesse terrifiante dans le farol. Nous étions tous soulagés de l’issue heureuse de ce quitte ou double quand nous vîmes, incrédules, le torero citer toujours à genoux, le toro recharger et passer encore plus près. Certains se cachaient à présent les yeux pour ne pas voir la troisième charge vers le torero impavide, défiant le sort et l’instinct de survie qui commandait de se relever. Cette fois-ci la masse noire passa si près que l’on entendit des cris d’effroi dans les gradins, les autres restant interdits, sidérés par ce qui se passait sous leurs yeux. Avec la conscience que l’on avait échappé à un drame, par miracle.
Un seul semblait ne pas, ou ne plus, en avoir conscience. Frascuelo. Etait-il hors du temps, hors du lieu, hors de lui-même pour rester à genoux et voir débouler sur lui pour la quatrième fois la force noire et furieuse du destin ? Le propre des miracles, c’est leur rareté. Et le miracle cessa au quatrième défi. Le Villagodio s’était rapproché lors des trois premiers passages. Là, d’un crochet sec de la corne gauche, il cueillit le torero, le souleva, l’emporta, le projeta et le rattrapa d’un coup de corne en l’air.
Retombé à terre, inerte, inconscient, le costume délabré Frascuelo gisait sur le sable. La surprise le disputait à l’émotion, l’effroi à la compassion, à la vision de ce torero qui venait d’aller bien au-delà de ce qui était imaginable et qui venait de le payer de son sang.
La corne avait pénétré dans le thorax. Cette très grave blessure l’empêcha de reprendre l’épée avant un an et brisa une grande partie des rêves du matador. Il reste dans l’estime des aficionados, avec un statut de torero classique, intègre et digne, ce qui est certes gratifiant mais ne permet guére de vivre de son art. Ce qui vous conduit, à soixante ans, par aficion et nécessité, à affronter des Cuadri à Las Ventas, se montrer à son avantage puis se faire trouer les cuisses parce que le toro de Madrid est lui dans la force de l’age et que le combat est, de ce fait, bien déséquilibré.
En apprenant cette blessure, le souvenir de ce 14 août m’est revenu, et avec lui, la conscience de la grandeur tragique du destin de certains toreros…